Interview réalisée par Aurélien Sadrin de NewsTankFootball
Que pensez-vous de l’accord entre la LFP et CVC ?
Sur le papier c’est quelque chose de positif. C’est déjà une réussite sur le plan politique puisqu’il a fallu, en un temps record, convaincre toutes les parties prenantes : les pouvoirs publics, la FFF, l’UNFP et bien entendu les clubs qui ont validé le projet à l’unanimité. Vincent Labrune a réussi à transformer la crise que traversait le football français en opportunité. C’est une bonne initiative prise par la LFP. Je pense que c’est un bon deal pour les deux parties. Cela peut montrer le chemin à suivre pour d’autres Ligues en France si cela fonctionne.
Maintenant, l’enjeu est de transformer cette réussite politique en réussite économique. On a beaucoup entendu parler du ballon d’oxygène financier que représentait l’arrivée de CVC pour les clubs, de la répartition des fonds ou de l’importance du Paris Saint-Germain dans la réussite de ce projet mais assez peu du futur fonctionnement de la société commerciale et de ses enjeux.
Quelles doivent être les priorités de cette société commerciale ?
Il y a une première échéance qui va arriver vite, c’est la prochaine consultation pour les droits médias qui devrait arriver logiquement au cours du premier semestre 2023 (échéance des contrats à la fin de la saison 2023-24 pour les droits domestiques mais également les droits internationaux). Si la société commerciale est constituée en juillet, cela laisse une petite année pour préparer cet appel d’offres.
Pour la première fois depuis le crash Mediapro, la LFP a du temps. Pas énormément, mais suffisamment pour anticiper pas mal de choses et ne plus subir.
Le modèle de la prochaine consultation sur le marché français va forcément être différent. Je ne pense pas qu’on puisse continuer sur un cadre trop rigide d’un appel d’offres classique, très juridique mais pas assez économique. Ce cadre doit couvrir les enjeux business avec en ligne de mire la priorité du service aux fans.
Il est essentiel aujourd’hui d’être véritablement et concrètement « fan-oriented ». Les diffuseurs sont demandeurs, y compris Amazon, d’être dans une logique de co-construction, de vrai partenariat avec les ayants droits. On voit aujourd’hui que le mode d’attribution « à l’ancienne » des droits et le mode opératoire au quotidien ne le permettent pas et créent même des frustrations pour les partenaires (Groupe Canal mais également Free qui dénoncent le montant de leur lot, les décisions de programmation, etc). De plus, les modes de commercialisation et d’abonnements qui en découlent ne satisfont pas les fans (trop fragmenté, trop cher et surtout trop rigide)
Ce que je veux dire par là c’est qu’il est important aujourd’hui pour une Ligue d’avoir son mot à dire et une influence réelle sur les modalités d’offre de son produit vers les fans car c’est l’avenir de son IP qui est en jeu.
Comment parvenir à cette transformation que vous évoquez ?
Il serait important de s’atteler à quatre chantiers prioritaires, que j’appellerai les « 4R » : Revenus, Rayonnement, Réappropriation et Renforcement de son leadership.
Revenus :
CVC prend des parts dans la société commerciale de la Ligue à un moment où ses revenus ne peuvent, de mon point de vue que progresser. Il y a eu la déconvenue Mediapro qui a conduit à une sous-valorisation de la Ligue 1 et à ce deal très opportuniste et malin d’Amazon (250 M€ par saison pour 85% des matches de Ligue 1 dont 80% en exclusivité, sur la période 2021-2024). La crise Covid a affaibli la marge de manœuvre financière de la Ligue. Il y a également ce contrat pour les droits internationaux qui est faible (contrat avec beIN Media Group sur la période 2018-2024 avec un minimum garanti de 480 M€. Le montant pour la saison 2021-22 est d’environ 90 M€) par rapport aux autres grands championnats européens. Et enfin il y a le digital à développer où presque tout est à faire.
On peut également avancer d’autres arguments comme le potentiel économique des clubs, Paris Saint-Germain en tête mais aussi l’OL, l’OM et des étoiles montantes comme Rennes, Nice ou Lille, la formation des joueurs, l’Equipe de France et bien sûr la puissance du marché économique français. Une chose est sûre c’est que La Ligue 1 est une belle prise pour CVC. Ils arrivent au bon moment. C’est un peu ce qu’ils avaient fait avec la Formule 1, à une époque où les droits étaient en baisse et la base de fans avait du mal à se renouveler. C’est donc un accord qui peut être bénéfique pour les 2 parties.
Rayonnement :
Lors de la prochaine consultation, va se poser la question de l’articulation entre le gratuit et le payant et en particulier des contenus qui seront accessibles sur les réseaux sociaux. Cette architecture bien pensée entre le rayonnement, la visibilité gratuite et les revenus est fondamentale. Nous ne sommes plus dans un monde qui fonctionne seulement en exclusivités des diffuseurs car cela devient contreproductif . On a tous en tête ce but de 60 mètres du Stéphanois Khazri qui n’a pas été exploité en viral sur le marché français pendant plus de 24 heures car aucun partenaire n’avait le droit d’exploiter ces images dans ce timing d’impact. C’est un cas d’école ! Cet angle mort est la résultante de contrats trop cloisonnés et rigides qui ne sont plus adaptés à la fluidité et liberté nécessaires dont doivent bénéficier les partenaires et les parties prenantes de l’écosystème pour capitaliser sur toutes les occasions de « viraliser » le produit et la marque. Ces opportunités sont des outils de conquête qu’il ne faut pas manquer, y compris pour nourrir et faire grandir les offres payantes.
La construction d’une consultation fructueuse pour un détenteur de droits n’est plus seulement de résoudre l’équation « Exclusivité = Cash » mais celle plus complexe : «Exclusivité + Reach = Cash »
Dans cette nouvelle équation à 3 paramètres les Clubs ont un rôle majeur à jouer, en particulier sur le Reach. Il me semble important qu’ils puissent avoir davantage de marge de manœuvre digitale. C’est une réflexion qui mériterait d’être menée avant la prochaine consultation. Le club est l’unité de proximité et d’animation unique et irremplaçable des communautés de fans. Au-delà du storytelling, une réflexion me paraît nécessaire sur un accès plus large et plus rapide aux images de leurs matchs. (Résumés de quelques minutes, extraits courts « postables » sur les réseaux, etc). Ils peuvent, ont envie et doivent participer davantage à la création de valeur digitale pour eux-mêmes, pour la Ligue et pour les partenaires.
Il ne s’agit pas bien sûr d’être en mode « open bar » sur les réseaux sociaux, il faut un cadre, mais ce cadre doit être revu et flexibilisé. Cela va permettre aux clubs de monétiser davantage leurs investissements digitaux et à la Ligue de capitaliser sur leur fanbase Pour accélérer son rayonnement, la Ligue 1 doit libérer les énergies créatives de tous les acteurs de son écosystème.
Les prochains mois vont être propices à la réflexion et aux échanges sur cette nouvelle architecture en associant l’ensemble des partenaires. Dans la cadre de cette démarche, cette nouvelle entité doit donc également créer les conditions d’un dialogue retrouvé et apaisé avec des partenaires domestiques forts comme Canal+ et beIN Sports.
Réappropriation :
Ce que j’entends par réappropriation c’est la reprise de la maîtrise de certains sujets par la Ligue via cette société commerciale.
Il me semble indispensable aujourd’hui que la Ligue lance un projet direct-to-consumer (plateforme OTT) dans les 12 prochains mois. C’est le chantier digital prioritaire. Cela ne veut pas dire que tous les matches seront sur la plateforme, car il y a de toute façon des accords de droits en cours, mais il faut préempter ce territoire, c’est essentiel. Non pas bien sûr en concurrence des partenaires diffuseurs mais en complémentarité de contenus, de géographie et de services. Les exemples très récents du lancement de FIFA + dans le monde entier ou du Liga Pass en Indonésie et Thailande montrent la voie.
Cet outil va permettre de mieux répondre aux enjeux de reach et d’engagement et doit être également conçu pour anticiper les convergences à venir dans le digital (expérience augmentée (Type Xray), gaming (type RedZone NFL), metavers, betting, ticketing, merch, etc .
Enfin cette offre digitale Ligue 1 n’a pas vocation à vivre seulement en stand-alone ou en complément mais aussi à être embarquée dans de offres plateformes puissantes multi-genre type Apple TV, Prime, Discovery +, Samsung TV etautres avec une approche tactique, marché par marché… Tout cela n’est pas de la science-fiction mais la réalité business des accords dans les 2 prochaines années.
Renforcement du leadership :
On voit bien que cette nouvelle entité commerciale va piloter directement l’ensemble des enjeux de valorisation économique du produit Ligue 1. C’est un changement de fonctionnement très fort. Un détenteur de Droits est aujourd’hui plus que jamais à la manœuvre car responsable de la valeur et de du rayonnement de son produit. Parce que les diffuseurs et partenaires passent, la vision stratégique doit être tracée et opérée par le propriétaire de l’IP. Cela veut dire par exemple que cette nouvelle entité commerciale doit réfléchir à comment avoir un impact sur la façon dont ses droits seront exploités et commercialisés auprès des fans, directement sur son offre digitale, mais aussi par ses partenaires. Coller à l’évolution permanente des modes de consommations va guider la stratégie. C’est une reprise en main à 360° de la valeur économique du produit Ligue 1 dont on parle avec cette nouvelle entité et les chantiers à mettre en œuvre dans les 12 prochains mois constituent autant de formidables opportunités de rebond. Dans cette logique, il serait souhaitable que le leadership opérationnel de cette structure opte pour un modèle de management hybride incluant des compétences de la LFP mais aussi des compétences externes issues du monde des media et du digital avec bien entendu le soutien et l’expertise internationale de CVC. Cela ne pourra que développer la capacité de force de propositions et d’innovation au sein de la structure.