Interview Arnaud Simon par Aurélien Sadrin News Tank Sport
Quel est votre regard sur la volonté de BT de céder son offre sport ?
C’est un marqueur assez fort du changement de paradigme dans le paysage sports&médias mondial et il ne faut pas sous-estimer l’impact de cette annonce qui arrive en pleine renégociation des droits TV de la Premier League au Royaume-Uni. J’y vois deux principaux enseignements. Le premier, c’est que cela marque la fin d’une époque où les opérateurs de télécommunications investissaient des centaines de millions d’euros dans les droits sportifs pour être eux-mêmes des éditeurs de chaînes de sport. Il n’y a jamais eu de modèle avéré démontrant que le sport était un produit d’appel suffisamment fort permettant un taux de conversion en abonnés mobile ou box en lien avec les montants investis dans les droits. On l’a constaté en France, il y a quelques années avec le retrait d’Orange, et aujourd’hui avec SFR qui est en train de réduire la voilure avec RMC Sport.
Le deuxième enseignement, c’est la fin progressive du sport sur la TV payante linéaire spécialisée dans ce genre. Ce n’est pas le seul signe à ce sujet depuis plusieurs semaines puisque Disney a fermé ses chaînes câblées linéaires sport en Asie et Eurosport a proposé des courses cyclistes en exclusivité sur sa plateforme Eurosport Player. Si Eurosport fait ça, c’est parce que son modèle linéaire n’est plus assez rentable, les distributeurs ne rémunèrent plus assez ses chaînes, et parce que l’objectif est d’intégrer progressivement Eurosport Player vers la plateforme OTT multi-genres Discovery+. On a vu le même phénomène aux Etats-Unis avec le diffuseur ESPN donc certains contenus premium glissent de la Chaîne ESPN vers la plateforme ESPN+ intégrée à l’offre Disney+. Et lorsqu’on regarde les trois acquéreurs potentiels de BT Sport évoqués dans la presse britannique, ce sont trois acteurs digitaux mondiaux : Disney, Amazon et DAZN.
Vous évoquez DAZN, est-ce que leur récente acquisition des droits de la Serie A est un tournant ?
Oui c’est un autre signal fort du basculement du linéaire vers l’OTT. Le fait qu’une Ligue aussi importante que la Serie A confie la diffusion, en Italie, de l’intégralité de ses matches à un acteur OTT (dont 7 sur 10 en exclusivité), ce n’est pas anodin. Et leur association avec Telecom Italia démontre que le rôle des opérateurs de télécommunications n’est justement plus d’être des éditeurs de chaînes mais plus des partenaires (Telecom Italia doit assurer 40% des paiements des droits TV de la Serie A afin d’être l’opérateur de référence de DAZN en Italie). Je trouve ce partenariat très intéressant, on imagine bien toutes les synergies qu’il peut y avoir entre un opérateur national fort et un acteur digital mondial comme DAZN, que ce soit en matière de recrutement, d’animation de communautés ou pour tester des modèles de pay-per-view.
Ces partenariats avec des telcos sont de plus en fréquents pour DAZN et marque un tournant dans leur stratégie depuis plusieurs mois à l’image de ce qu’ils font avec Deutsche Telekom en Allemagne (DAZN est disponible sur Magenta, l’offre OTT de Deutsche Telekom), avec Telefonica en Espagne sur la Formule 1 (article lié) ou avec KDDI au Japon (partenariat pour un streaming en 5G). Cela démontre que les telcos resteront des acteurs importants du sport mais leur rôle sera différent. Ce sera plus un rôle d’agrégateur et d’animateur de communautés.
Y-a-t-il des enseignements à tirer de ces mutations pour le marché français ?
Par rapport à la vente de BT Sport, l’intérêt porté par DAZN, Amazon et Disney n’est pas forcément une bonne nouvelle pour la vente des droits de la Ligue 1 à court terme car le marché britannique est un marché clé, par rapport à sa maturité, mais aussi pour des raisons culturelles et linguistiques. Il y a donc un risque que ces potentiels nouveaux entrants se concentrent sur ce marché au détriment du marché français.
Concernant le changement de mode consommation, vers des offres délinéarisées, c’est en train de s’accélérer et je pense que la Ligue devra à terme lancer son offre digitale avec une application Ligue 1 qu’on retrouverait chez des agrégateurs de contenus. On se dirige inexorablement vers un modèle de monétisation du contenu plus complet, dans lequel on retrouvera des offres digitales de détenteurs de droits prêtes à être intégrées sur des plateformes multi-genre et plus seulement la vente « sèche » de droits TV. Cela ne répond peut-être pas aux problématiques à court terme de la Ligue mais il faut malgré tout tenir compte de ces changements de mode de consommation dès à présent car le prochain cycle sera hybride.
Et à court terme, comment voyez-vous le dénouement des négociations entre Canal+ et la LFP ?
Je n’ai pas de boule de cristal mais on voit bien que c’est Canal+ qui dicte le ton dans ces négociations. La victoire de la LFP en première instance lors du procès face à Canal+ est une victoire à la Pyrrhus. Le fait que la Ligue s’accroche à ce lot 3 empêche toute remise à plat et l’enferme dans des discussions exclusives avec Canal et excluantes pour les autres. DAZN est une option crédible mais ils ne viendront pas seuls, il faut qu’il trouve un accord avec un opérateur au préalable. Pourquoi pas SFR, qui est intéressé par les contenus sports et qui pourrait changer de modèle en délaissant RMC Sport pour privilégier un partenariat à l’image de ce qu’a fait DAZN en Italie avec Telecom Italia. Discovery est également une alternative possible, ils pourraient être intéressés par une partie des matches pour cocher la case Ligue 1 afin de réhausser leur image, la rendre plus premium en France. Ils n’ont pas nécessairement besoin des meilleurs matchs. Puis il y a Amazon, mais ils ont une stratégie ciblée, sur de l’événementiel, des temps forts dans la saison, qui ne correspond peut-être pas à la répartition actuelle des lots. Enfin concernant Disney, le timing n’est pas le bon car ils n’ont pas encore développé d’offre sport et ils ont un accord de distribution exclusif avec Canal+ en France.
Vous n’évoquez pas beIN Sports ?
BeIN Sports est lié à Canal+ par leur accord de distribution et on constate qu’ils sont en deuxième ligne dans ces négociations. C’est Canal+ qui fixe la stratégie. Peut-être également qu’aujourd’hui beIN Sports France n’est plus aussi important dans la politique de soft power du Qatar et que l’ambition n’est plus la même qu’il y a quelques années. Cette politique de soft power semble plutôt s’appuyer sur l’image du Paris Saint-Germain, sur le rôle de Nasser al-Khelaïfi dans les instances européennes du football et sur l’organisation de la Coupe du monde 2022. BeIN Sports est aujourd’hui dans une position de « wait and see » et de complément de Canal, ce qui leur a notamment permis de récupérer les droits des huit matches du multiplex de Ligue 2 en réglant uniquement les coûts de production. C’est d’ailleurs un précédent dangereux pour la Ligue car cela va être beaucoup plus compliqué de faire payer ces droits désormais.