Payer pour les 15 dernières minutes d’un match de football : révolution ou supercherie ? Pour reconquérir les jeunes, Andrea Agnelli, le président de la Juventus, propose un abonnement permettant de regarder seulement un quart d’heure d’un match. Si cette annonce provoque une levée de boucliers, la perte d’intérêt du public pour un match de foot est réelle.
Par Sasha Beckermann
Quinze minutes buts compris. Ou pas. Andrea Agnelli, patron du syndicat européen des clubs (ECA) et accessoirement président de la Juventus Turin, fourmille d’idées pour remodeler le football et accrocher un audimat qui s’en détourne de plus en plus. La dernière : proposer « un abonnement pour 15 minutes d’un match », sur le modèle de la NBA. Cette idée, glissée après une assemblée générale du syndicat, permettrait de s’adapter aux nouveaux modes de consommation du football. « L’attention des jeunes d’aujourd’hui et des consommateurs de demain est totalement différente de celle que l’on avait quand j’avais leur âge », a-t-il justifié.
Julian, Maxence, Alyssa, Maxime ont entre 23 et 25 ans, et ont tous confirmé cette incapacité à rester concentrés devant un match « de la première à la 90ème minute ». Trois raisons sont avancées. D’abord, un produit qui ne leur correspond plus. « Depuis trois voire quatre ans, je trouve les matchs plus fermés qu’auparavant, plus tactiques et avec moins d’espaces, moins de verticalité », avance Julian, supporter de Chelsea, en Angleterre.
Ensuite, une diversification du divertissement, entendez par là l’émergence de plateformes comme Netflix, Disney + etc., et enfin, l’absence de supporters dans les stades en raison de la crise sanitaire. « Sans supporters dans les stades et avec les huis clos, on a souvent cette fâcheuse impression d’être devant un match amical. Je pense que l’ambiance et la ferveur qui se dégagent autour du terrain sont un facteur clef pour apprécier une rencontre », explique Alyssa, supportrice de l’AS Saint-Étienne.
La génération Z décroche inexorablement Tous ont réduit leur consommation de foot à la télé pour ne suivre que leur club et les gros matchs. De quatre à six rencontres par semaine, elle a été réduite de moitié, voire plus. « Je regarde le quasi direct sur l’application Free Ligue 1 pour les matches de l’Olympique lyonnais et les grosses affiches », précise Maxence avant d’ajouter : « Quand j’ai du temps le week-end, je me renseigne pour savoir s’il y a un match intéressant en cours, quel que soit le championnat, mais je ne regarde jamais en entier. »
« C’est une tendance qui concerne tout le football européen et je dirais même tout le sport. Toutes les grandes franchises, y compris la NBA et la Premier League, ont des audiences moyennes de consommation de direct qui sont à moins 12 %, moins 15 % », analyse Arnaud Simon, ex-Senior Vice President Sport Europe du groupe Discovery et désormais fondateur d’IN & Out Stories.
Je regardais facilement quatre ou cinq matches par semaine. Aujourd’hui, c’est un ou même moins
Mathieu, supporter du Paris Saint-Germain Ce phénomène était présent bien avant la crise sanitaire, qui n’a été qu’un accélérateur de ce décrochage. « Le sport a disparu des radars pendant les mois qui ont suivi la première crise sanitaire, ajoute Simon. Loin des yeux, loin du cœur, pendant ce temps-là, d’autres plateformes ont pris davantage de place. » Résultat, « les téléspectateurs sont obligés de faire des choix, et ils ont de moins en moins de temps à consacrer au sport. Donc ils le réservent à de grands moments. Pour le reste, c’est du picorage, sous forme d’extraits ». Et même si ce décrochage concerne toutes les générations, il est encore plus visible chez la génération Z. « Les 13-24 ans consomment deux fois moins de sport en direct que les millennials, c’est-à-dire les 25-40 ans », précise Arnaud Simon.
Mathieu, supporter du Paris Saint-Germain, plus passionné de 4-4-2 que de la génération Z, a également observé ce phénomène : « Il fut un temps, je regardais facilement quatre ou cinq matches par semaine. Aujourd’hui, c’est un ou même moins. »
Flexibilité et personnalisation Ce phénomène est moins conjoncturel que structurel. Les manières de consommer du football à la télé ont changé, et pourtant, le produit et ses modes de distribution n’ont, eux, pas bougé : « La distribution, avec des abonnements rigides et très fermés, n’est plus du tout adaptée, regrette Arnaud Simon. Aujourd’hui on veut des abonnements très flexibles : “Je m’abonne et je me désabonne quand je veux.” »
Très flexibles, mais aussi - et surtout - personnalisés. Il est loin le temps où un passionné de football était prêt à payer 25, 30 euros par mois pour suivre l’ensemble d’un championnat. Plus sélectifs, les téléspectateurs se replient désormais sur leur propre club : « On sait que la clé d’entrée d’un fan c’est son club. Or, on lui vend un championnat. Si vous êtes supporter du FC Nantes, vous n’aurez pas le temps de regarder Rennes. Les extraits suffiront. »
Économiquement, le téléspectateur qui suit uniquement les matches de son club de cœur ne s’y retrouve pas. Pour être sûr de ne rien louper, il lui faudrait a minima deux ou trois abonnements différents. En France, le championnat est diffusé sur Canal +, la Coupe de France sur Eurosport (et France Télévisions) et les coupes européennes sur RMC.
«L’objectif d’Agnelli n’est pas de saucissonner un match » La proposition d’Agnelli pourrait-elle permettre de lutter contre ce décrochage et intéresser les téléspectateurs ? Les avis sont partagés. « Ça pourrait m’intéresser pour “attraper la fin d’un match” quand j’ai le temps plutôt que de payer pour tout sans avoir le temps de regarder », expose Maxence. C’est impensable pour Mathieu : « Même si je n’arrive pas forcément à regarder un match de A à Z, j’aime l’idée de pouvoir me brancher dessus quand je veux. Le moment fort d’un match ne se limite pas aux 15 dernières minutes. Le 7-1 de l’Allemagne contre le Brésil ou le quintuplé de Lewandowski ne se sont pas joués dans les 15 dernières minutes. Le foot est une alternance de temps forts ou de temps faibles. »
Il s’agit juste de donner une clé d’entrée abordable, et qui permet de recruter un abonné de manière très soft et très souple
Arnaud Simon est moins catégorique et place cette proposition dans un contexte plus large de fidélisation de l’abonné : « L’objectif d’Agnelli n’est pas de saucissonner un match. C’est plutôt de dire : “J’ai besoin de faire entrer le fan dans mon écosystème.” Avec un prix qui ne va pas décourager les étudiants et qui ne va pas les engager sur du trop long terme. Il s’agit juste de donner une clé d’entrée abordable, et qui permet de recruter un abonné de manière très soft et très souple. »
Il propose un exemple très concret : « Pour moi, ce que propose Agnelli ne peut s’appliquer qu’aux prolongations. S’il fallait faire un test aujourd’hui, je le ferais sur la Ligue des champions. Vous vous apercevez qu’il y a par exemple une prolongation entre Paris et Chelsea et là, en 1€ et pour un clic vous y avez accès. »
«Le foot peut rester le sport le plus populaire du monde s’il accepte d’évoluer» Mais plus largement, l’ex de Discovery pousse pour une « évolution du produit » en lui-même, c’est-à-dire du football : « Il faut plus d’intensité. Prenez la VAR (NDLR, l’assistance vidéo). Sans remettre en cause la légitimité d’un tel mécanisme, si vous regardez, vous avez créé un temps faible supplémentaire qui peut durer jusqu’à trois minutes. »
Le constat est le même dans certaines hautes sphères du football français. Dans une interview parue dans le dernier numéro de So Foot, Jacques-Henri Eyraud, l’ancien président de l’Olympique de Marseille appelait à un renouvellement : « Au moment où 39 % des 16-24 ans n’ont aucun intérêt pour le foot ou le détestent, je pense qu’il faut que l’on se pose la question de l’évolution de ce sport. […] Le foot peut rester le sport le plus populaire du monde s’il accepte d’évoluer. »