Euro 2021 : les jeunes ont-ils vraiment décramponné du foot ?
Article rédigé par Raphaël Godet - Pierre Godon
On dit les 15-25 ans toujours fourrés sur Netflix ou Twitch et on les pense incapables de tenir 90 minutes devant un écran. Le foot dans sa version actuelle, sport de boomer ? Comme on disait sur Facebook en 2007, "relation amoureuse : c'est compliqué".
Surtout, ne pas débarquer les mains vides. Penser à passer au supermarché choper une bouteille de Coca et une autre d'Ice Tea. La bière, c'est pas obligé, seul Félix, 18 ans, première année d'études supérieures, en sirote à l'occasion. Programme de ce samedi 19 juin : des potes – Clément, Elias, Pierre.. –, France-Hongrie, deuxième match des Bleus à l'Euro, un canapé, la plus grande télé possible... et un téléphone portable, compagnon indispensable de ces supporters de foot 2.0 nés deux ans après le Nokia 3310.
C'est sur l'appli de chat Discord qu'il a déjà passé son France-Allemagne quatre jours plus tôt, avec les parents dans le salon, mais l'esprit occupé avec ses potes, eux aussi devant le poste. Ce n'est pas toujours le cas : lors du match de préparation France-pays de Galles, Clément, le gamer de la bande, n'a pas levé la tête de sa partie de Hearts of Iron. "Sur les trois buts des Bleus, il n'en a vu aucun en direct, uniquement des ralentis, et ça lui allait bien comme ça. Et c'est pourtant un grand fan de foot", raconte Félix.
Ça ne vous rappelle rien ? Les soirées foot solitaires d'Andrea Agnelli, le patron de la Juventus Turin, et promoteur en chef du projet avorté de Super Ligue européenne. On l'entendait se lamenter : "J'ai cinq enfants d'âges différents et je regarde leurs comportements. Ils n'ont pas la patience de rester 90 minutes à regarder un match, on doit s'adapter aux habitudes des futurs supporters. (...) Mais est-ce que ce que nous leur offrons aujourd'hui correspond à ce qu'ils veulent ?" Dit autrement, le foot de papa, c'est 90 loooongues minutes, rarement captivantes, faute d'un nombre suffisant de stars au mètre carré de gazon et de buts marqués à intervalles réguliers. "Un match dans lequel on voit moins de deux buts, c'est l'ennui", appuie Félix, notre échantillon témoin de la classe biberon des supporters. "Les jeunes veulent voir du spectacle, des dribbles fous, des actions avec des gestes techniques incroyables et des buts magiques, comme un ciseau ou un coup du foulard."
Un temps de passion disponible en baisse
C'est quasiment mot pour mot les conclusions de l'étude commanditée par l'ECA, l'association des gros clubs européens, dans une dizaine de pays, de l'Inde au Royaume-Uni en passant par la Chine : "L'intérêt n'a jamais été aussi bas auprès des 16-24 ans" (page 10 de ce PDF en anglais). Contestable dans son format, elle corrobore le constat d'une foultitude d'enquêtes menées à une échelle plus locale. "Il y a 100 millions d'ados qui passent vingt heures par semaine sur Twitch... Le temps de passion disponible se retrouve fragmenté. On n'assiste pas à une baisse d'appétence pour le foot, mais à une chute de sa consommation par les modes traditionnels", argue Arnaud Simon, ancien patron d'Eurosport et directeur de l'agence In & out Stories, qui commercialise des droits sportifs.
Oubliez le passage de témoin père-fils devant la télé ou dans les travées du stade autour d'un américain-fricadelle, "l'effet d'entraînement classique des parents, d'abord, puis des copains à l'adolescence, et ce, quelle que soit la classe sociale", rappelé par le sociologue William Gasparini. "Ma génération a été rendue accro, et après, on a fait exploser les prix. Tactique de dealer classique", sourit l'écrivain anglais Nick Hornby qui a écrit Fever Pitch, le livre de chevet des quadras qui vivent, mangent et respirent foot. "A l'époque, aller au stade coûtait exactement le prix du ticket de métro pour se rendre au stade." Aujourd'hui, la moyenne d'âge des tribunes de Premier League a grimpé de dix ans en une décennie, pour atteindre 41 ans en 2016. "La nouvelle génération, elle, n'a pas mordu à l'hameçon", soupire l'écrivain.
Dans les tribunes, le sentiment qui prédomine n'est pas une envie d'avoir douze Bayern-Barça tous les ans. "Javier Tebas, le patron de la Ligue espagnole, faisait justement remarquer qu'à chaque crise, on brandit un changement du format des compétitions comme la solution miracle, souligne Ronan Evain, président de l'association Football Supporters Europe. La principale revendication de notre côté, c'est de rétablir l'équilibre compétitif, qu'on ne sache pas qui va gagner le match en entrant au stade. En Bulgarie, les déséquilibres sont tels que les gens contribuent davantage financièrement, à la télé ou par les achats de produits dérivés, au championnat anglais qu'à leur compétition domestique. C'est ce qui risque d'arriver à court terme en France."
"Pas grave, j'ai cinéma" Au stade Georges-Niquet de Marcq-en-Baroeul, près de Lille, Didier Mairot constate tous les jours, saison après saison, un effritement de la passion. Un désintérêt même. "Le mercredi, j'ai beaucoup de maillots de Neymar ou Mbappé sur mes terrains, il y a dix ans, j'avais des Cabaye et des Rami [les joueurs phares de l'équipe championne de 2011]. Aujourd'hui, il n'y a plus ce sentiment d'appartenance", observe-t-il. Dans la pratique, cet éloignement se ressent aussi. Des joueurs absents "régulièrement" car occupés à d'autres activités, un autre indifférent quand il n'est pas retenu pour le match, aucune réaction quand un entraînement est annulé à cause de la météo… "A mon époque, c'était une catastrophe, aujourd'hui, on dirait que ça leur glisse dessus." C'est sans état d'âme que Thomas, qui a usé ses shorts sur les terrains vendéens pendant 10 ans va raccrocher les crampons à 16 ans. Usé. Déjà. "Je n'ai plus la même motivation. J'ai commencé un apprentissage. Je n'ai pas envie d'aller à l'entraînement le soir après le travail. La compétition ne ne manquera pas, c'est comme ça."
Six cents kilomètres plus loin, dans le Jura, Gilles Beaudet, président de l'association des éducateurs de foot du département, galère aussi de plus en plus à faire le nombre pour monter des équipes. "On a très clairement un étiolement du nombre de licenciés à 13, 14, 15 ans. L'effritement est très clair à partir de cet âge-là. Le foot de club n'a pas su s'adapter aux pratiques des jeunes d'aujourd'hui, surtout leur consumérisme. Les joueurs ne passent plus à la buvette après les matchs."
"Pendant la trêve hivernale, qui dure deux mois dans la région, on perd des joueurs, qui partent faire du basket entre-temps, et on ne les revoit plus."
Gilles Beaudet, président de l'association des éducateurs de foot du Jura à franceinfo OK, boomers ? La passion est la même, mais ne s'exprime pas de la même façon, défend Laurent Mommeja, qui tient le compte @Espoirsdufoot sur Twitter. "Le foot où on pose les sacs dans un parc pour faire les buts, ça a un peu changé. Aujourd'hui, on se met en scène sur les réseaux sociaux, on essaie de reproduire telle ou telle action. Regardez la fameuse lucarne d'Evry, c'est exactement ça, plus en mode challenge que les modes de jeu classiques."
Il balaye également les critiques sur le peu d'intérêt des jeunes générations en culottes courtes et en protège-tibias. "A l'époque, un jeune qui voulait s'améliorer, il 'ponçait' la cassette des plus beaux buts de Jean-Pierre Papin, mais il n'y avait que ça. Aujourd'hui, un jeune peut s'inspirer de Lionel Messi, mais aussi voir une foule d'actions d'un joueur méconnu qui joue aux Pays-Bas."
L'équipe de France, monument pas en péril Tout en haut de la pyramide, les instances n'ont pas l'air de s'affoler plus que ça. Et pour cause, les Bleus ont rassemblé à chaque match du Mondial 2018 entre 74% et 91% du public de la catégorie 15-34 ans, réputée rétive à la bonne vieille télé en linéaire, ringardisée par Twitch et les plateformes de streaming. Sur les 500 000 téléspectateurs qui ont suivi la finale France-Croatie sur un téléphone ou une tablette, nombre d'entre eux mettaient encore du Biactol ou vivaient chez leurs parents. D'où le fait qu'à la Fédération française, la quête du public jeune n'est pas un sujet d'inquiétude. "On n'a pas les yeux rivés sur les chiffres des enfants toutes les semaines, détaille-t-on à la FFF. On n'a pas créé de cellule spéciale pour le moment." RAS, on vous dit. "On s'est lancés sur TikTok il y a deux mois, avec l'objectif affiché d'attirer un public jeune. Résultat, on va vite arriver à un million d'abonnés."
Rien d'étonnant, à entendre Pierre Maes, économiste spécialiste des droits télé. "Le foot est toujours dans une telle position dominante que ses dirigeants n'ont jamais vraiment eu besoin de se remettre en question. Regardez le fiasco Mediapro, les dirigeants français ont vu le gros chèque sans se demander si le public allait suivre." Ce n'est pas tout à fait exact. Après le sommet d'ennui du Mondial 1990 en Italie, les huiles du foot ont sérieusement réfléchi à agrandir la taille des buts pour améliorer le spectacle. Idée abandonnée sans pousser plus loin la réflexion, ce qui navre Arnaud Simon. "Pour les séries télé, il y a un monde d'écart entre leur écriture dans les années 1970, disons, et aujourd'hui."
"Imagine-t-on 'Derrick' débuter en 2021 sur Netflix ? Le foot, c'est pareil. Le problème repose surtout sur l'intensité des matchs et sur l'immersion du spectateur."
Arnaud Simon, directeur de l'agence In & out Stories à franceinfo L'ancien boss d'Eurosport déplore la politique de l'autruche des décideurs du ballon rond. "En NBA ou en NFL, il n'y avait pas une semaine sans qu'on ait une étude qualitative en profondeur auprès du jeune public." Sans doute la raison pour laquelle le basket américain a déjà fait sa mue. Côté propositions, Arnaud Simon est intarissable : la libéralisation des extraits sur les réseaux sociaux, sur le modèle de la NBA, une plus grande gamification – comme avec l'appli MonPetitGazon –, pourquoi pas trois tiers temps de 30 minutes pour dynamiser les parties, un résumé des causeries dans les vestiaires, un micro pour écouter l'arbitre et ses délibérations avec la VAR. "C'est sans doute la proposition qui m'intéresserait le plus", confirme Félix, 18 ans, fan du PSG, qui enfile les crampons avec l'équipe de son école. Au cœur de la réflexion, le fait que la consommation du match en direct n'est plus aussi centrale qu'avant, insiste Arnaud Simon. Elias, qui fait partie de la bande de Félix, confirme : "je suis un grand fan de Tottenham, mais je ne peux pas toujours regarder leurs matchs en direct. Pas grave, je rattrape en replay quelques heures plus tard. Je connais le score, je connais les buteurs, ça ne me dérange pas." Notre expert en droits télé résume : "la Super Ligue posait les bonnes questions, mais y apportait de mauvaises réponses."
Pirate de salon pour 10 euros par mois Reste le problème que la Super Ligue a mis sous le boisseau : l'accessibilité. Jusqu'à présent, la seule réponse apportée en termes d'offre pour des jeunes désargentés, c'est une petite boîte en plastique de 10 cm de côté : la box IPTV. Terminé, en effet, le Lens-Angers sur une fenêtre de 5 cm de côté avec des commentaires en arabe et des images porno en russe qui viennent "poper" toutes les trois minutes sur l'écran. C'était il y a dix ans, c'était il y a un siècle. Aujourd'hui, pour une dizaine d'euros par mois, vous avez tout. "La majorité de nos clients sont plutôt jeunes, calcule un revendeur d'IPTV que nous avons contacté, et qui a connu l'époque de la Ligue des champions en clair avec Roger Zabel sur le plateau de TF1, "quand le match de foot à la télé constituait encore un événement". Nous avons fait le calcul : la semaine du 15 au 21 mars, les diverses chaînes ont diffusé la bagatelle de 87 matchs, tous en crypté. Elias, mais si vous savez, le pote de Félix, en est bien conscient : "Contrairement à mes grands frères, qui ont connu le foot en clair, je sais que j'ai le choix de regarder ou ne pas regarder. Il y aura toujours un match 3 heures plus tard, ou le lendemain."
Au sommet de l'Etat, on s'est également rendu compte du problème. "On doit avoir une vraie réflexion sur la rationalisation de l'offre. Il faudrait inciter les diffuseurs à coller aux nouvelles pratiques des téléspectateurs, souligne Cédric Roussel, député LREM des Alpes-Maritimes, à l'initiative d'une mission parlementaire sur les droits télé du foot. Selon lui, c'est la condition pour réenclencher un cercle vertueux, avec des abonnés qui payent, des télés contentes et des clubs qui ont les moyens de leurs ambitions, avec une arrière-pensée de santé publique pour inciter à la pratique du sport après des épopées européennes made in France. Remise du rapport prévue en fin d'année, ce qui ne sera pas de trop pour achever pareil chantier.
Peut-être faut-il aller chercher ailleurs que sur les chaînes classiques le chemin pour faire rasseoir des jeunes devant le poste. Comme avec "Le Club des 5". Pas celui d'Enid Blyton, Claude, Mick et le chien Dagobert, mais celui de Samuel Vaslin et ses copains en polos cintrés, qui refont le match sur YouTube et les réseaux sociaux. De quoi toucher une génération qui boude le "Canal Football Club", en partie grâce à une liberté de ton absente sur les chaînes : "On s'est dit qu'on allait parler aux passionnés à travers des débats moins formatés qu'on n'aurait pas dans 'l'After' de RMC ou dans le 'Canal Football Club'." Sur la forme aussi, ils marquent leur différence : "On ne s'oblige pas à avoir le traditionnel costume-cravate. Ça crée une décontraction et une proximité avec notre audience, plutôt jeune." Les chiffres les confortent, avec un pic à 250 000 vues pour un épisode après le carton 8-2 du Bayern face au Barça en quarts de finale de la Ligue des champions 2020, avec 35% de "viewers" entre 13 et 25 ans. Des chiffres qui feraient envie à toutes les chaînes du PAF.