Droits télé de la Ligue 1 : « On a basculé dans l’irrationnel »
ENTRETIEN. Le spécialiste des droits TV Arnaud Simon revient sur la querelle qui oppose la LFP et Canal+ et enjoint à la Ligue de ne pas se précipiter.
Propos recueillis par Florent Barraco Publié le 20/01/2021 à 08h00 - Modifié le 20/01/2021 à 10h09
C'est le nouveau feuilleton qui fait frissonner tous les acteurs du football français et laisse les fans incrédules : les droits TV de la Ligue 1 et de la Ligue 2 au cœur d'une querelle (sanglante) entre la Ligue de football professionnel (LFP) et Canal+, avec, au milieu, un acteur qui s'accroche : Mediapro. Le groupe sino-espagnol ne pouvant plus payer les lots, la LFP s’est tournée, naturellement, vers son partenaire historique… qui joue les Edmond Dantès, furieux d’avoir été éjecté en 2018. En attendant, les matchs de Ligue 1 se déroulent dans un anonymat quasi complet et les clubs s’inquiètent : le milliard ne viendra pas et certains n’auront plus de trésorerie en mars. Alors que la LFP lance un appel d’offres express pour vendre les huit matchs détenus par Mediapro, Arnaud Simon, ex-directeur général d’Eurosport et fondateur de l’entreprise In & OutStories, revient sur cette crise.
Le Point : Vous avez pendant vos nombreuses années à la tête d'Eurosport négocié des droits avec des ligues ou des fédérations. Comment jugez-vous ce cirque autour du football français ?
Arnaud Simon : Je porte un regard inquiet et attristé parce qu'il y a malheureusement eu un manque de perspicacité et de vision sur la façon dont ont évolué l'industrie du sport et les droits. La Ligue est restée sur un ancien modèle et se trouve aujourd'hui dans une ornière. Cela fait de la peine pour le football français car il avait tout pour retrouver un esprit de conquête (une sélection nationale championne du monde, le PSG de Neymar, un OM et un OL qui sont toujours puissants). Or avec cette affaire et ces erreurs stratégiques, il se retrouve en mode survie. Étant d'un naturel optimiste, je me dis qu'il peut sortir quelque chose de positif. La fenêtre de tir n'est pas très grande, mais la Ligue va pouvoir tester de nouveaux modèles de consommation.
Canal+ était présenté il y a quelques semaines comme le sauveur du football français. L'interview de son PDG au Figaro, Maxime Saada, l'a fait basculer dans le rôle de vengeur. Que pensez-vous de la stratégie de Canal+ ?
Jusqu'à la sortie de Saada, je trouvais que Canal+ avait une position rationnelle en développant ses arguments et en exposant son nouveau positionnement. Avec cette interview où Maxime Saada explique qu'il veut un appel d'offres et souhaite rendre son lot, on bascule dans l'irrationnel. On a l'impression que la chaîne veut enfoncer la Ligue, qu'elle veut leur faire payer leurs anciens choix. C'est peut-être du bluff, mais ça va un peu loin et cela atteint l'image du football français. La contrainte, ce n'est jamais de très bon augure pour la suite de la collaboration.
La Ligue 1 va s’affaiblir et descendre en Ligue 2 sur le plan de l’attractivité.
Vous expliquez que cette crise peut permettre à la Ligue et aux clubs de tester de nouvelles choses. Mais au vu de sa situation financière, le football français peut-il se permettre de tester de nouveaux modèles ? Ne faut-il pas revenir sur du classique avec un duo d'acteurs (Canal+, beIN Sports) que l'on connaît et que les fans connaissent ?
Ils étaient déjà partis dans l'inconnue avec Mediapro, avec un ancien modèle… Les autres ligues européennes avaient fait le pari d'un partage de 80 % avec un partenaire historique et de 20 % pour les nouveaux entrants. En Angleterre, Amazon n'a pris que 20 matchs… Il ne s'agit pas d'être radical, mais de proposer un modèle hybride intelligent. La Ligue risque de perdre 1,5 à 2 milliards d'euros en trois ans et demi par rapport au précédent contrat. C'est un manque à gagner terrible. La Ligue 1 va s'affaiblir et descendre en Ligue 2 sur le plan de l'attractivité. D'autant plus que le contrat avec beIN sur les droits internationaux est faible (80 millions d'euros). Il faut tester des choses sans vous mettre en danger sur votre marché domestique. Il peut y avait deux scénarios possible – avec cette épée de Damoclès sur le lot de beIN Sports qui n'est pas encore remis en jeu et qui peut créer des contestations : la Ligue lance un appel d'offres flash en limitant les possibilités d'attirer de nouveaux acteurs - choix qu'elle a finalement fait ; ou on attend deux mois pour en organiser un et dont le résultat prendrait effet la saison prochaine.
Sauf que certains clubs n'auront plus de trésorerie en mars…
C'est le souci… Mars-avril, ce n'est pas dans une semaine. Si vous devez sauver les meubles, il faut le limiter dans le temps pour ne pas vous retrouver bloqué financièrement pendant trois ans. Ce sera un cycle de perdu alors que les autres ligues, elles, avancent.
Quel serait ce modèle hybride ?
Vous pouvez avoir un diffuseur qui achète un certain nombre de rencontres en exclusivité – le match du dimanche sur Canal+ – et d'autres qui arrivent et proposent de nouvelles offres (comme Amazon sur la Ligue des champions ou DAZN en Allemagne). On peut également penser à un Ligue 1 Pass, sur le modèle de la NBA, où le supporteur peut acheter un ou plusieurs matchs de son équipe. Pourquoi la NBA fait ça ? Car ça leur permet d'emmagasiner des informations sur les fans, de proposer ses droits sur certains marchés sans se mettre en danger. Cela peut s'appliquer à la Ligue 2 – car personne n'en parle, mais je suis très inquiet pour ces clubs. Les modes de consommation ont changé. Il faut vérifier que votre produit correspond, en partie, aux nouveaux comportements. Sinon vous ne pourrez pas renouveler votre base de fans. Je suis d'ailleurs assez favorable à introduire dans les appels d'offres, en plus des critères financiers et qualitatifs, un critère pour adresser de nouveaux modes de consommation.
Le problème ne vient-il pas de la nouvelle génération, qui ne consomme plus le sport de manière classique ? Des jeunes qui ne paient plus pour regarder du foot à la télé en direct…
Évidemment. Il y a un manque de vision et de compréhension de ce qu'il se passe. Sinon vous vous mettez sur un plancher qui est en train de s'effondrer. Que veulent les jeunes ? Un abonnement affinitaire et avec une totale liberté. Par exemple, sur la NBA, on peut voir le « money time » de mon équipe. On peut également proposer de suivre les cinq prochains matchs de son équipe pour cinq euros. Une fois cet abonnement pris, on va pouvoir travailler cette base en proposant d'autres choses. C'est le modèle Spotify ! Et ce n'est pas que les jeunes générations : vous voyez comment votre ado fonctionne et vous adoptez le même comportement deux mois plus tard.
Sauf que ça n'atteindra jamais le niveau de revenus des droits TV…
Je suis d'accord, c'est pour ça qu'il ne faut pas se passer des diffuseurs historiques. Mais vous n'avez pas le choix… La musique a tenté de résister, mais finalement ils ont plié. Il faut partir de plus bas pour reconstituer une base de fans et à moyen terme elle sera prête à payer de plus en plus.
La Ligue 1 est en soldes.
En tant qu'ancien patron de chaîne, auriez-vous proposé une offre pour les droits de la Ligue 1 ou son image est trop abîmée ?
Si je faisais de la provocation, je dirais qu'on connaît la même situation qu'une entreprise qui va être reprise pour 1 euro symbolique. La Ligue 1 est en soldes. Mais cela reste un des championnats majeurs, avec des locomotives et un fort potentiel… Il y a peut-être une bonne affaire à faire.